« Il est vrai que toute œuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici ce qui commémore le passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation, et donnent à l’événement le composé qui le célèbre ».
GILLES DELEUZE, FELIX GUATTARI – QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? –
LES EDITIONS DE MINUIT – PAGE 158
INTENSIFICATIONS SIMULTANEES ET SUCCESSIVES
- Puissance et composante : la double appartenance des intensifications
Nous pouvons reprendre l’exemple que nous avons vu à la fin de la quatrième partie (figure 10d) et montrer à partir de là la double répartition des vecteurs, selon qu’on les considère comme vecteurs successifs d’une composante ou comme vecteurs simultanés d’une puissance. La figure 1e indique, par les cadres pointillés rouges, la répartition de ces vecteurs en tant qu’ils appartiennent aux composantes et, par les cadres pointillés bleus, la répartition de ces mêmes vecteurs en tant qu’ils appartiennent aux puissances.
Figure 1e
Alors que les vecteurs, quand ils sont considérés comme intensifications successives des composantes, nous permettent de constater que les deux séries de vecteurs sont identiques et de sens inverse, ces mêmes vecteurs, quand ils sont considérés comme parties des puissances, nous permettent de constater que les deux puissances P et P’ sont identiques bien qu’elles indiquent des directions opposées. En effet, à l’endroit de la puissance P, le vecteur <2,5 inverse le vecteur >2 comme, à l’endroit de la puissance P’, le vecteur >2,5 inverse le vecteur <2. Il est à noter que la simultanéité des vecteurs n’implique aucun ordre et que c’est par commodité que nous les avons présentés les uns en dessous des autres.
Nous avons constaté que cette « symétrie » des puissances impliquait celle des deux séries de vecteurs successifs et nous nous demandions alors si, en présence de plus de deux composantes, cette implication était nécessaire.
Envisageons deux puissances P et P’ composées de quatre vecteurs simultanés, où la première puissance est formée des mêmes vecteurs que la seconde mais avec des directions opposées. Puis attribuons ces vecteurs à quatre composantes différentes A, B, C et D de sorte que chacune des quatre composantes ait deux vecteurs successifs. D’après la figure 2e, nous observons que la série des vecteurs successifs de la composante A (<4 ; >5) est identique, mais en sens inverse, à celle de la composante B (<5 ; >4). De même que la série des vecteurs successifs de la composante C (>2 ; <3) est identique, mais en sens inverse, à celle de la composante D (>3 ; <2).
Figure 2e
- Répétition des puissances et différences entre séries d’intensifications successives
Reprenons maintenant les deux puissances P et P’ de la figure 2e mais changeons l’ordre vertical des vecteurs simultanés à l’endroit de la puissance P’. Nous pouvons le faire sans que cela modifie la puissance P’ puisque, rappelons-le, cette puissance résulte de la combinaison des vecteurs qui la composent et que ces vecteurs sont tous simultanés (sans ordre défini). Cela donnerait, par exemple, les quatre séries de deux vecteurs successifs affectées aux quatre composantes A, B, C et D de la figure 3e. Nous remarquons, dans ce cas (choisi parmi d’autres possibilités), qu’aucune série de deux vecteurs successifs d’une composante, n’est le reflet exact de l’une des trois autres.
Figure 3e
Cet exemple suffit à démontrer que la « symétrie » des puissances n’implique pas forcément celle des séries des vecteurs successifs des composantes quand nous sommes en présence de plus de deux composantes. Il est vrai que nous aurions pu le démontrer également avec deux composantes, bien que dans ce cas, il aurait fallu plus de deux puissances comme l’indique la figure 4e. Mais, si nous avons préféré le démontrer avec un exemple à quatre composantes, c’est aussi pour signaler que, dans ce cas, aucun vecteur ne revient (même avec une direction contraire) à l’intérieur d’une même série de vecteurs successifs d’une composante donnée (comme c’est le cas, en revanche, dans l’exemple de la figure 4e).
Figure 4e
Il s’en suit que chaque série de l’exemple de la figure 3e, non seulement, ne comporte pas deux fois le même vecteur mais est, également, parfaitement originale par rapport à toutes les autres dans la mesure où elle n’est le reflet exact d’aucune. Pour autant, aucune de ces quatre séries de vecteurs successifs ne contient de vecteurs qu’une autre série ne contient également. Ceci crée des échos entre intensifications appartenant à des composantes différentes.
Nous commençons à sentir que les intensifications relatives aux composantes jouissent d’une relative liberté de variations. Chaque série d’intensifications semble tracer sa propre voie sans se soucier d’imiter totalement celles des autres. Et pourtant, elles forment un ensemble harmonieux puisque les puissances, inhérentes à la simultanéité de leurs vecteurs, se répondent à distance et ainsi s’équilibrent. Si bien que la répétition des puissances ne s’oppose absolument pas à la différence des séries de vecteurs successifs, bien au contraire.
- Equilibre et métamorphose des forces
En effet, si la répétition des puissances impliquait forcément celle des séries de vecteurs successifs, cela ne pourrait être le résultat que d’une limitation. Cette limitation serait injustifiée au vu des multiples possibilités d’affectation des vecteurs aux composantes dont nous n’avons signalé, dans l’exemple de la figure 3e, qu’un cas parmi d’autres.
Ces multiples possibilités forment un potentiel. D’une part, parce qu’avant toute affectation des vecteurs aux composantes, aucune combinaison ne prévaut sur une autre. Et d’autre part, parce qu’une fois ces affectations accomplies, il reste encore des combinaisons possibles mais non réalisées.
Mais c’est là considérer le potentiel en dehors de ce qui se réalise. Car, quand une puissance revient, et que se réalisent des combinaisons différentes, le potentiel n’est plus alors ce qui précède les réalisations mais ce qui émane de celles qui se sont réalisées. Le potentiel, dans ce cas, n’est plus absolu mais relatif : il est néanmoins, et à la lettre, ce qui existe en puissance pour être ce qui se constitue à partir du « revenir » de chaque puissance.
Aussi, que les puissances reviennent en impliquant des affectations différentes des vecteurs aux composantes a une autre conséquence : quand les vecteurs simultanés reviennent avec la puissance et qu’ils sont affectés différemment aux composantes, ce n’est plus les mêmes composantes qui expriment alors les mêmes intensifications. Il s’en suit une métamorphose de la force : ce qui revient – la puissance – ne se réalise pas avec la même forme.
- Exemple pictural avec trois composantes : couleur, surface et situation spatiale
Nous pouvons maintenant donner un exemple qui reprend les nombreux points que nous avons évoqués jusqu’à présent. Pour cet exemple, choisissons trois composantes : la couleur, la surface et la situation spatiale.
– Choix d’une région chromatique et détermination des intensités de contraste
Nous partirons de la composante couleur en choisissant une région particulière de la Boussole chromatique : celle formée par les pôles chromatiques jaune, noir et rouge. La figure 5e montre la structure engendrée par les distances respectives entre ces trois couleurs (distance déterminées dans la figure 14b).
Figure 5e
Puis, dans cette structure, choisissons de façon arbitraire de partir d’une couleur se situant à mi-chemin entre le noir et le jaune (figure 6e). De cette couleur A, déplaçons-nous en direction du jaune jusqu’à l’atteindre. Nommons cette deuxième couleur (jaune) : couleur B. Nous observons, outre la direction horizontale de droite à gauche que nous avons prise en nous dirigeant de la couleur A à la couleur B, que nous avons également parcouru une certaine distance. Cette distance, puisqu’elle est l’intervalle entre les deux couleurs A et B, nous la nommons iCc (iCc = 8,43).
Figure 6e
Poursuivons notre déplacement. Mais plutôt que de continuer dans la même direction, nous choisissons de rebrousser chemin jusqu’à atteindre une nouvelle couleur C se situant à une distance de 3,15 de la couleur B. Cette distance, pour être le second intervalle, nous la nommons iCc’ (iCc’ = 3,15). Nous observons alors qu’il y a un angle de 180° entre les deux premières directions.
Nous pourrions continuer ainsi à alterner les directions de la même façon et rebrousser à nouveau chemin pour atteindre la quatrième couleur. Mais pour atteindre la couleur D nous choisissons de nous déplacer selon la même direction jusqu’à dépasser la couleur A (iCc’’ = 7,39). Puis nous continuons de nous déplacer toujours dans la même direction jusqu’à atteindre le noir que nous nommons couleur E (iCc’’’ = 6,32).
Enfin, quittant cette couleur E, nous choisissons de prendre une nouvelle direction. Mais plutôt que de rebrousser chemin, nous nous dirigeons en direction du rouge. Ce faisant, nous empruntons une direction qui, avec la précédente, forme une différence de 142,8°. Nous parcourons alors la distance totale entre le noir et le rouge (iCc’’’’ = 6,93).
– Les intensifications chromatiques liées aux intensités de contraste choisies
Des variations telles qu’exposées ci-dessus, nous pouvons présumer qu’elles vont engendrer des intensifications non seulement de distance mais également de direction. La figure 7e montre le schéma de la double intensification relative aux contrastes entre couleurs de la figure 6e. Nous remarquons quatre intensifications relatives aux distances : <2,76 ; >2,34 ; <1,17 ; >1,09 et deux intensifications relatives aux directions : <180 ; – ; >142,8 (l’absence de changement entre les directions correspondant aux intensités de contraste iCc’, iCc’’ et iCc’’’ engendre deux angles (0°) égaux : aucune intensification ne résulte donc de leur comparaison).
Figure 7e
Avant d’envisager la composante surface, attardons-nous un instant sur la structure chromatique de la figure 6e. Cette structure est plus complexe qu’une gradation à une dimension puisqu’elle implique non pas deux mais trois pôles chromatiques. Ces pôles chromatiques correspondent à des points de référence ou des points de vue à partir desquels on juge l’évolution des couleurs. Si l’on prend, par exemple, comme référence la couleur jaune, on se rend compte que plus on s’éloigne de cette couleur, moins les couleurs que l’on rencontre sont saturées de jaune et ce, quelle que soit la direction que l’on prend (soit vers le rouge, soit vers le noir). Cependant, on atteindra plus rapidement le rouge que le noir puisque la distance jaune-rouge est moins importante que la distance jaune-noir.
Peut-on dire alors que le rouge est plus saturé de jaune que le noir ? Non, puisque ces deux couleurs ont la particularité d’être dépourvues de jaune : ce sont, du point de vue du jaune, deux limites d’influence de cette couleur qui ne se situent pourtant pas à égales distances du jaune. Mais comme la « désaturation » du jaune se fait toujours au bénéfice de la saturation d’une autre couleur, le jaune est à son tour, du point de vue respectif du rouge et du noir, une limite d’influence de ces deux couleurs.
De sorte que pour rendre compte des influences réciproques de ces couleurs, il nous faut non seulement les considérer alternativement comme point de référence, mais également combiner leurs points de vue puisque chacun implique les deux autres. Ces trois références correspondent à trois critères d’évolution de la couleur en fonction des distances impliquées par la structure chromatique (couleurs intermédiaires entre le jaune et le noir comprises). C’est ce que nous devrons avoir à l’esprit au moment de considérer les évolutions de surface.
– Choix des intensifications de surface
Mais avant, il nous faut déterminer les intensifications propres aux surfaces. Afin que ces intensifications fassent écho à celles de la couleur, nous partirons de la double intensification de cette composante en répétant (symétriquement) certains vecteurs chromatiques. La figure 8e montre que les intensifications de distance <1,09 et <2,34, d’une part, et l’intensification de direction <142,8, d’autre part, reprennent celles de la composante couleur. Les autres intensifications de la composante surface sont choisies librement, c’est-à-dire sans se soucier qu’elles fassent écho à celles de la composante couleur (nous disposons, en effet, d’une troisième composante pour réaliser ces échos).
Figure 8e
Nous obtenons ainsi, pour la composante surface, la série d’intensifications de distance <1,09 ; >3 ; <2,34 ; – ; (il n’y aura pas, par choix, d’intensification de distance à l’endroit du quatrième vecteur) et l’intensification de direction <142,8 ; – ; – ; (il n’y aura pas, toujours par choix, d’intensification de direction à l’endroit des deuxième et troisième vecteurs).
Partant de ces données, il nous faut maintenant construire la structure rendant compte des distances et des directions entre ces surfaces. La figure 9e montre cette structure où A, B, C, D, E et F représentent les surfaces : leur ordre correspond à celui des couleurs auxquelles ces surfaces seront affectées. Nous pouvons faire plusieurs remarques :
– cette structure est différente de celle de la couleur, bien qu’elle en reprenne certaines caractéristiques comme l’angle de 142,8° et certains rapports entre distances,
– cette structure est à deux dimensions : toutes les surfaces ne se situent pas sur une même ligne.
Figure 9e
Cette deuxième remarque va nous contraindre à penser la surface différemment car, jusqu’à présent, nous n’avons rencontré que des gradations de surfaces à une seule dimension. Ces gradations à une seule dimension indiquaient que les surfaces évoluaient selon un seul critère : la superficie (des petites aux grandes surfaces ou inversement). Or, puisque la structure de la figure 9e comporte plus d’une dimension, il est évident que l’évolution des surfaces va se faire selon plusieurs critères.
– Développement formel des surfaces conformément aux intensifications choisies
Nous inspirant des observations précédentes de la structure chromatique, nous prendrons, comme premier point de référence, la surface B à partir de laquelle nous ferons évoluer les autres surfaces proportionnellement à la distance qui les sépare de ce point. Nous obtenons (en haut de la figure 10e) une gradation simple où figure chacune des autres surfaces. Faisons de même, en prenant comme référence la surface A (au centre de la figure 10e) puis la surface E (= F) (en bas de la figure 10e). Il nous reste maintenant à déterminer des critères d’évolution des surfaces et à les combiner de sorte que les relations entre surfaces expriment les intensifications de la figure 8e.
Figure 10e
Comme premier critère nous choisissons la superficie. Reprenant la première gradation simple de la figure 10e, nous faisons donc évoluer les superficies proportionnellement aux distances indiquées sur cette gradation (figure 11e). Nous obtenons alors des superficies pour chacune des surfaces A, B, C, D, E et F. Puisque nous devons combiner les trois critères entre eux, nous positionnons, sur la deuxième gradation (figure 12e), les superficies A, B, C, D, E et F, non plus selon l’ordre qu’elles avaient sur la première gradation mais selon celui qui convient sur la deuxième gradation (A, C, B, D, E/F).
Figure 11e
Figure 12e
Comme second critère à faire valoir sur cette seconde gradation, nous choisissons de faire évoluer les rectangles en parallélogrammes en décalant, vers le bas, la verticale droite. L’évolution des parallélogrammes se fait depuis la surface A (point de référence de la deuxième gradation) vers les surfaces E et F de sorte que plus les surfaces sont éloignées de A plus la verticale droite des parallélogrammes est décalée vers le bas (les décalages sont proportionnels aux distances). Il est à noter que l’évolution des rectangles en parallélogrammes n’affecte nullement les superficies : les superficies de A, B, C, D, E et F restent les mêmes après modification de leur morphologie.
Enfin, nous reportons ces surfaces (qui sont déjà le produit de la combinaison des deux premiers critères) sur la troisième gradation selon l’ordre qui y convient (figure 13e). Le troisième critère, pour cette troisième gradation, est l’inclinaison de la verticale droite de telle sorte que plus les surfaces sont éloignées de E/F plus leur côté droit est incliné. Ces inclinaisons ne modifient ni les superficies, ni le décalage des côtés droits.
Figure 13e
La combinaison des trois critères engendre des surfaces qui, disposées selon l’ordre initial A, B, C, D, E et F et accolées les unes aux autres, donne la forme indiquée dans la figure 14e. Si nous affectons ces surfaces aux couleurs de la figure 6e selon le même ordre A, B, C, D, E et F, nous obtenons le complexe couleurs/surfaces de la figure 15e.
Figure 14e
Figure 15e
– Détermination des intensifications de la troisième composante
Il nous reste maintenant à considérer la troisième composante. Nous partons des doubles intensifications des deux premières composantes afin de répertorier les vecteurs qui n’y figurent qu’une seule fois. Les intensifications de la troisième composante répèteront, symétriquement, ces intensifications jusqu’alors orphelines. La figure 16e montre le schéma de la double intensification de la troisième composante.
Figure 16e
A partir des intensifications de distance et de direction indiquées par le schéma de la double intensification de la troisième composante, nous construisons la structure qu’elles impliquent (figure 17e). Nous observons alors que les points A, B, C, D, E et F sont tous disposés sur une seule gradation. Mais alors que nous nous déplaçons toujours selon la même direction de A/B vers E, nous rebroussons chemin à l’endroit de E pour atteindre F (entre C et D).
Figure 17e
– Développement formel de la troisième composante « situation spatiale »
Comme nous l’indiquions plus haut, le critère pour cette troisième composante est la situation spatiale. Par situation spatiale, nous entendons un décalage, non plus de certaines lignes des surfaces, mais des surfaces les unes par rapport aux autres. Reprenant les intensités de contraste (décalage) de la figure 17e, elles se réalisent, pour celles impliquant une direction de gauche à droite sur la gradation, en décalages vers le bas et, pour celle impliquant une direction de droite à gauche sur cette même gradation, en décalage vers le haut (figure 18e).
Figure 18e
- Synthèse et résultat pictural
La combinaison des intensifications des trois composantes donne le résultat pictural de la figure 19e. En regard de ce dernier, nous signalons, dans la figure 20e, la synthèse des doubles intensifications en soulignant, par des cadres pointillés rouges, les séries de vecteurs successifs de chaque composante et, par des cadres pointillés bleus, les puissances formées par les vecteurs simultanés. Nous laissons le soin à chacun d’y retrouver les nombreux aspects que nous avons développés dans cet exemple. Comme nous laissons également le soin à chacun d’apprécier ce qui se dégage du fait pictural.
Figure 19e
Figure 20e
Nous pouvons cependant nous demander ce qu’implique une telle complexité pour la perception. Comment appréhende-t-on ces différentes forces, ces échos entre intensifications appartenant à des composantes différentes, ces puissances composées d’intensifications simultanées ? Sollicitent-ils une seule et unique façon de voir ?