]∞[ / 2017

« Mais, quand nous montons vers le virtuel, quand nous nous tournons vers la virtualité qui s’actualise dans l’état de choses, nous découvrons une tout autre réalité où nous n’avons plus à chercher ce qui se passe d’un point à un autre, d’un instant à un autre, parce qu’elle déborde toute fonction possible. Suivant les termes familiers qu’on a pu prêter à un savant, l’événement « ne se soucie pas de l’endroit où il est, et se fiche de savoir depuis combien de temps il existe », si bien que l’art et même la philosophie peuvent l’appréhender mieux que la science. Ce n’est plus le temps qui est entre deux instants, c’est l’événement qui est un entre-temps : l’entre-temps n’est pas de l’éternel, mais ce n’est pas non plus du temps, c’est du devenir. L’entre-temps, l’événement est toujours un temps mort, là où il ne se passe rien, une attente infinie qui est déjà infiniment passée, attente et réserve. Ce temps mort ne succède pas à ce qui arrive, il coexiste avec l’instant ou le temps de l’accident, mais comme l’immensité du temps vide où on le voir encore à venir et déjà arrivé, dans l’étrange indifférence d’une intuition intellectuelle. Tous les entre-temps se superposent, tandis que les temps se succèdent. Dans chaque événement il y a beaucoup de composantes hétérogènes, toujours simultanées, puisqu’elles sont chacune un entre-temps, toutes dans l’entre-temps qui les fait communiquer par des zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité : ce sont des variations, des modulations, des intermezzi, singularités d’un nouvel ordre infini. Chaque composante d’événement s’actualise ou s’effectue dans un instant, et l’événement, dans le temps qui passe entre ces instants : mais rien ne se passe dans la virtualité qui n’a que des entre-temps comme composantes, et un événement comme devenir composé. »

Gilles Deleuze – Félix Guattari
Extrait de « Qu’est-ce que la philosophie ? »